Les Accents têtus

Kiki

Lorsque fin décembre la vieille tante Adèle mourut, la question se posa de savoir qui hériterait de son chien Kiki, sa fille décréta que le petit chien blanc égaierait la vie de son cousin Robert, célibataire endurci fraîchement retraité.

Celui-ci accueillit le chien dès les premiers jours de janvier dans son petit studio, le sortit deux fois par jour, lui étendit une serpillière entre l’évier et la poubelle, et lui donna les restes de ses repas.

Au mois de février, Robert décida d’offrir à Kiki un joli coussin rouge qu’il posa sur une chaise. Pendant chaque repas, Kiki regardait Robert manger. Celui-ci ne résistait pas au plaisir de donner à Kiki des petits morceaux de ce qu’il avait dans son assiette. Robert acheta en plus un sac de croquettes premier prix au supermarché.

En mars, Robert remarqua un changement de comportement de l’animal. Les deux sorties autour du pâté de maisons semblaient insuffisantes. Il étudia un plan de la ville et prit sa voiture pour emmener Kiki au parc. Le chien gambadait pendant plus d’une heure à chaque sortie. Robert l’observait, le sourire aux lèvres.

C’est en avril qu’il décida de déménager. Lorsque la dame de l’agence immobilière remplit le formulaire de souhaits, Robert déclara sans hésitation rechercher un deux pièces. En effet, Kiki avait depuis peu pris l’habitude de le rejoindre dans son lit la nuit, et Robert tout en y trouvant certains avantages voulait que le chien ait sa propre chambre. Convaincu par le premier deux-pièces qu’il avait visité, il signa dans la foulée et revint dans l’appartement pour fêter l’événement avec Kiki. Il remonta du champagne, du foie gras et des toasts qu’il partagea avec le chien. Après ce festin, il sortit de son sac trois nouveaux jouets achetés à l’animalerie, une petite girafe qui couine, un gros os reconstitué et une balle verte à grelot.

Ils déménagèrent en mai. Robert se fit livrer une banquette à rayures bleues et blanches qui fut réservée au chien. Mais dès la première nuit, Kiki jappa pour venir dormir avec son maître qui céda au bout de dix minutes. Kiki n’était plus le petit roquet légué par tante Adèle. Il avait doublé de volume. Ses yeux larmoyants semblaient absorbés par la peau bouffie de sa gueule. Lorsque son maître ne partageait pas assez vite son beefsteak, Kiki sautait lourdement sur la table et le dévorait entièrement à même l’assiette. Il réclamait maintenant ses sept promenades journalières, la première à six heures et la dernière à minuit. Au départ, c’était Robert qui avait augmenté la fréquence des promenades lorsque Kiki avait commencé à s’oublier dans divers endroits de l’appartement. Robert avait bien tenté une fois de le réprimander, mais Kiki s’était alors mis à grogner sourdement, retroussant ses babines baveuses. Robert gardait désormais en permanence une serpillière dans un seau d’eau de javel, et avait intégré ce nouveau réflexe dans son quotidien.

Le mois de juin fut particulièrement chaud cette année-là. La voisine de palier de Robert, avec qui il échangeait parfois un « bonjour » enroué, vint un dimanche frapper pour emprunter du sucre. Robert ouvrit la porte et la fit entrer. La puissance des odeurs était décuplée par la canicule et la femme avait du mal à respirer. Pendant que Robert allait chercher du sucre et deux verres d’orangeade, elle prit l’initiative malheureuse de s’asseoir sur le canapé à rayures bleues et blanches. « Et toi, ça va mon minou ? » dit-elle en approchant la main de son dos pour le caresser. Kiki lui sauta à la gorge. Ses petites dents tordues trouvèrent du premier coup la carotide. Robert revint, lâcha son plateau, mais ne put empêcher que sept minutes plus tard, elle se soit totalement vidée de son sang bouillonnant.

Marie-Cécile

30/07/2012