Les Accents têtus

La photo, captation d’un instant fugitif

Atelier à l’école élémentaire de la rue Wurtz
A 9 ans, apprendre à développer
Le négatif, l’inversion des noirs et des blancs
Regarder le négatif à la lumière, en le tenant entre deux doigts, par les bords.
Le négatif, l’origine de tout,
Ne pas le rayer, ni le tâcher.

La bande du 24-36 légèrement bombée
La gélatine d’un côté, plus brillante
L’autre côté plus mat
La façon de tenir le négatif, l’angle d’incidence de la lumière sur le coté, pour le voir en positif.
24-36 c’est en millimètres
Sur cette petite image déjà détecter si la photo est bonne
Visualiser les noirs et les blancs, la netteté, le contraste, la lumière, surexposé, sous-exposé, la composition, le cadrage.

Le fait de regarder une image à l’envers pour juger de sa composition, de sa valeur
Se détacher du narratif
La composition, c’était aussi un devoir d’écriture à l’école.
Les livres qui expliquent ce qu’est une photo réussie
Avec des exemples à l’appui
Académiques et assez ennuyeux
Bouquets de fleurs, ou portraits sans aspérités.
Puis finalement des photographes qui ne respectent pas les règles, coupent la tête du sujet, surexposent, sous exposent

La photo de mon frère bébé dans son baby relax sur le balcon rue de la Butte aux Cailles
Avec soleil
Aucun intérêt
Sauf le look du baby relax années 70, un peu raide

Une autre photo de lui endormi, éclairé à la bougie
Temps de pose, douceur du modelé, son visage
Mon frère, bébé, enfant, sujet d’expérimentation pour l’atelier photo.
Une photo de son bain dans le lavabo, faïence blanche, lumière crue, tout nu
La réaction des copains au labo dans le bain du révélateur
« oh, on voit son zizi ! »

Je ne me souviens plus du prof, je crois que c’était un homme.
Je me souviens de l’émerveillement.
La chambre noire, la pénombre, la lumière rouge
Dans le labo photo on ne parle pas
Le temps s’écoule sans que l’on sache si c’est le jour ou la nuit,
Ni le temps qu’il fait.

Dans l’agrandisseur, placement du négatif
Régler la hauteur du projecteur sur sa colonne, le cône de lumière, projection du négatif sur une feuille blanche sacrifiée, foutue, mille fois impressionnée
Mise au point, penché, les yeux écarquillés
Décider du temps de pose
Bout d’essai,
petite bande déchirée à tâtons,
posée au bon endroit, pour apprécier les clairs et les foncés du cliché,
sous la lumière impressionnante
découverte progressivement en comptant les secondes
Le moment de vérité, silence émotion révélation

La technique, éviter les bulles, remuer le produit
La feuille qu’on agite doucement dans la cuve
Bac rectangulaire en plastique dont on soulève un côté avec précaution pour faire de petites vagues.
La pince en inox avec ses petits patins en caoutchouc pour ne pas griffer le papier.
Les mains, finalement trempée dans le produit,
frotter une zone de la photo, une zone trop claire, pour la faire venir
La consistance particulière du produit, comme une eau savonneuse, sa tension moléculaire sans doute
Son odeur sur les doigts, même plusieurs heures après
Le papier mouillé, humide, le sortir de la cuve, l’égoutter, caresser la feuille, presque comme si l’on caressait le sujet, amoureusement

Rinçage
Fixatif
la lumière blanche, crue, violente
comme les cailloux ramassés sur la plage, devenus secs et ternes, la déception

L’argentique ? démodé ? daté ?
Le noir et blanc
Côté artisanal
2 produits et du papier photosensible
le labo photo qu’on peut installer n’importe où
pourvu qu’on puisse faire le noir
En Colombie avec Juan 1978
Souvenir d’une grande place carrée
Un bloc vide du plan orthogonal, quelques arbres
Un photographe
Se faire tirer le portrait
Son appareil, une grosse boite en carton
Avec un bouchon
Et deux manchons noirs de l’autre côté
Nous prenons la pose
Il enlève le bouchon, le tient dans la main en nous regardant
Dessine une arabesque dans l’air
Le remet
Repart derrière, enfile les manchons
Et bien tôt ressort le cliché
En négatif sur le papier
Le replace devant, plus ou moins parallèlement
Enlève une nouvelle fois le bouchon
Arabesque
Replonge ses bras dans le manchon
Dans la boite, il y a les bains de produits
Il développe à l’aveugle
Manchon bouchon rituel bien ordonné
En quelques minutes voilà le positif
On a la gueule un peu déformée, tirant sur le côté
Léger défaut de parallélisme des papiers
Pour quelques pesos
Avant qu’il le jette, on demande à garder aussi le négatif
C’est peut-être la seule photo que j’avais de ce voyage en Colombie
Mais qui l’a gardée ?
En tout cas moi je ne la retrouve plus.

Bernard Vaillant, envie d’un vrai photographe
Le plaisir d’avoir vu ses planches contact, la promesse d’une photo
Le crayon rouge gras pour entourer celle que l ‘on veut
La table lumineuse, le compte fil
Ou barrer celle qu’on ne veut pas, surtout pas

Une photo ? finalement des milliers
Le classement, le soin, le choix
La photo qui reste en mémoire
1/100 ème de seconde
celle qui va devenir célèbre
peut-être plus tard revoir la chronologie
les photos prises juste avant, juste après, la séquence

La technique et la liberté, on parle de la technique, Bernard Vaillant, sa complicité avec les ouvriers, on échange des recettes, des avis
Mais de la liberté on ne peut pas parler
Qu’est ce qu’il y a à dire ? pourquoi vouloir écrire ?
Croire à l’intérêt de ses instants captés
Pour l’émotion que l’on en ressent

Les traces sur le chantier, ce qui va disparaître, l’incroyable bordel de cahutes, de hangars, de caves
Le matériel amoncelé.

Emmanuelle

30/07/2012