Les Accents têtus

La Grande d’Albert

Je me présente, je suis la Grande d’Albert, la toute première sortie de son atelier sous la marque Aciélor en 1951. A l’époque, j’ai eu les honneurs de la presse locale, je représentais un progrès indéniable. Albert qui m’a conçue avait fait imprimer des prospectus à distribuer sur la place du marché de Namèche et mes qualités étaient ainsi décrites :
• Le confort inégalable avec l’astuce du ressort sous ma selle,
• La robustesse éprouvée du cadre en acier,
• L’équipement de sécurité pour le jour avec la sonnette et pour la nuit avec le phare avant, le lumignon rouge arrière alimentés par une dynamo et le catadioptre rouge sur le garde-boue arrière,
• Le porte-bagage solide pour y caler tout bagage.

Je me souviens du jour où j’ai été dévoilée au public des Amis Sincères de la Petite Reine, une société savante qu’Albert avait créé avec des passionnés pour me faire connaître à un public restreint mais connaisseur.
Sur la scène encore obscure, je suis restée sous le tissu or aux couleurs de la marque avant d’être dévoilée sous les lumières, les applaudissements nourris et la libération explosive des bouchons de champagne.
Il a bien fallu que tous ces amateurs et ces sportifs piqués de leur passion exubérante viennent poser leurs yeux et leurs mains pleines de doigts de-ci, de-là, de me soulever, de m’appuyer, me tourner, m’éprouver, me palper, me tapoter, me presser.
Faut dire que j’avais connu déjà mes premières expériences avec Albert. Ah la première fois où il m’a chevauchée et que ses mains m’ont caressée come jamais auparavant. Pourtant, je peux vous le dire qu’il en a usé sans abuser de tous mes coins et recoins de tant de manières.
Plus que d’autres ensuite, j’ai été gâtée et l’objet de ses nombreuses attentions et de nombreuses anecdotes édifiantes en réserve.

Bon, je dois dire que dans ma vie, j’en ai connu de grands moments, j’ai eu les honneurs de très grands moments mais aussi des temps de grande solitude, de honte profonde.
Ce jour-là, par exemple, faut dire qu’Albert m’avait poussée à bout pour tester mes limites ultimes quand nous sommes allés sur le pavés près de Roubaix en France l’hiver 51. Nous avons dû là, faire face à des circonstances météorologiques que chacun s’accorde pour dire qu’elles étaient particulièrement exceptionnelles : soleil , grêle, pluies diluviennes. Et le terrain plus particulièrement était aux limites de ce qui est possible en la matière, entre boue, roches mal taillées et pavés.
Au kilomètre 176, peu après la borne blanche et rouge, l’angle vicieux d’une caillasse mal dégrossie m’a explosée, je n’ai pas pu me retenir, elle m’a mis sur la jante. J’ai bien compris que là, Albert avait éprouvé sa première déception entre nous et en même temps, il avait la réponse qu’il cherchait : jusqu’où ensemble ?
La suite n’est pas glorieuse car il avait oublié le nécessaire pour la réparation de la chambre à air. Tout penaud et encoléré, il est reparti en voiture. Ultime vexation pour nous deux, peut-être plus pour lui que pour moi. Je n’en pouvais plus, il m’avait poussée à bout, j’avais manqué d’air, j’étais totalement affaissée, écrasée.
Nous en avons connu ensemble d’autres péripéties fameuses. Je sais lui avoir apporter de nombreuses satisfactions à de très grandes reprises durant toutes ces années.

Afin que vous puissiez vous faire une idée, je vais vous montrer une photo qui en toute modestie et sincérité représente cette relation particulière uni l’homme soigneux et sa bicyclette.
1936, j’avais été confiée par Albert à Monsieur Morice depuis au moins 6 mois. Celui-ci est campé à côté de moi, ses deux mains reposent sur ma selle en cuir dont on voit bien le ressort. Il m’emmenait partout avec lui, sa boite repas sur le porte bagage, ses pinces au pantalon et toujours une cigarette à la lèvre. Là, il est avec ses camarades du syndicat Monsieur Alfred avec sa pipe et le dénommé Popof avec sa besace où il transportait les tracts. Je n’ai jamais entendu son vrai nom.
Il y avait eu un début de bagarre et elle n’est pas terminée. Ils sont déterminés sous leur casquette en laine vissée. Ils regardent la maréchaussée venue perturber le meeting et tenter de disperser les ouvriers. Les stands n’ont pas tous été saccagés mais tous les journaux et tracts ont été jetés par terre.
Monsieur Morice me gardait à coté de lui dans ces moments difficiles. Il savait que la « bleusaille » ne s’attaquerait pas à la Grande d’Albert, il se sentait protégé et fort avec moi sous ses mains.

Voilà, ce que je dirai tout à l’heure au groupe des jeunes nouvelles bicyclettes tout juste sorties des ateliers de Simon, le benjamin d’Albert. Elles vont être présentées pour la toute première fois aux Amis Sincères de la Petite Reine.

Eh, oui, il est temps pour moi de passer le relais, j’ai le guidon qui présente bien encore mais il commence à flancher et mes pédales ont les fragilités du grand âge.

Dominique L.

30/07/2012