Les Accents têtus

Le rêve de Marie Belle

Elle vient de fermer la dernière page du roman de Boulgakov Le Maître et Marguerite. Elle est allongée sur le canapé. Il lui reste encore une heure avant l’atelier d’écriture de ce soir. Elle a été efficace, eut le temps de leur peaufiner une proposition qui va les mettre en appétit et qu’elle a même disposé sur la grande table. Tout est prêt. Ils viendront. Ils ont dit qu’ils venaient.

Blandine arrivera à l’heure dans son petit tailleur. Odile et Lila devraient suivre. Ainsi que Toni. Oliver aura quelques minutes de retard. La préparation de ce soir devrait leur plaire. Chacun devra raconter Les derniers instants d’un légume avant la soupe ; le cri sourd du poireau qu’on décapite, celui strident de la carotte qu’on écorche, la plainte de la tomate qu’on écrase, les suppliques interminables de l’oignon qu’on déshabille et qu’on tranche ensuite une dizaine de fois, le couinement du radis qu’on déculotte et le navet impudique qui lorgne l’épluche-légume…

La porte grince et claque. Marie Belle se réveille en sursaut et aperçoit le chapeau large et pointu du jardinier qui longe la verrière. Elle se lève et l’appelle et, heurte de son pied un panier d’épinard, tout frais. Très vite à nouveau dans l’autre sens le chapeau longe la verrière, la porte grince, claque et Toni entre dans l’atelier. « En retard » dit-il « je suis en retard, où sont passé mes carottes, où ? ». Sans même la saluer, sans même l’apercevoir il empare d’une poigne ferme un bouquet de crayon et ressort. Grincement, clac. La porte se referme. Eberluée, Marie Belle n’a pas quitté le canapé. Elle s’est assise les jambes pendantes au dessus du panier d’épinards. Elle renverse le panier. Les épinards deviennent un champ. Le panier une montgolfière. Elle y saute juste à temps. Au-dessus d’elle la soufflerie du moteur gronde, le plafond, les murs de l’atelier sont comme une toile de parachute gaufrée, boursoufflée de bibliothèques souples et charnues.

« Attends, attends moi donc ! » crie Odile en courant derrière Lila. Mais Lila pédale et accélère afin d’agripper juste à temps une corde au dessous du panier qui déjà survole le cimetière de Montreuil. Odile les bras ballant dans sa petite robe rouge s’éloigne à toute vitesse tant la montgolfière prend de l’altitude. Marie Belle aide Lila à se rétablir sur la plateforme ; elles « s’arcqueboutent » et manquent de laisser tomber le vélo et ses précieuses sacoches. « Depuis le temps que je devais vous faire des macaronis » dit Lila « ils sont tout chauds, mangeons-les ! »

A ce moment Blandine sur son balai magique passe comme une flèche devant elles. Elle fait une course de quidich avec Oliver qui s’est laissé poussé la moustache. En passant devant les tours administratives de la mairie, Marie Belle et Lila voient le reflet de la splendide montgolfière. Elles suivent le spectacle en mangeant leurs macaronis. Supporters enthousiastes elles perdent pourtant de vue les circonvolutions aériennes des deux autres. Des milliers d’oiseaux encerclent la montgolfière. Leurs petites pattes griffent la toile au dessus de leurs têtes.

Le crissement devient de plus en plus soutenu, des milliers de crayons glissent sur des feuilles blanches qui s’emplissent peu à peu de petits signes noirs… Autour de la table de l’atelier, ils sont tous là, chacun plongé dans l’acte d’écriture… elle lève les yeux à la pendule. C’est l’heure, il faudrait terminer les textes… Attendrie, elle leur laisse quelques instants encore.

Lili

Rêve d’atelier

30/07/2012