Les Accents têtus

Rêverie de noël

Tous les noël avaient les mêmes couleurs, les mêmes odeurs et pourtant ils étaient tous différents. On sortait les mêmes CDs de villancicos, cantiques, les mêmes guirlandes à moitié chauves, les boules en plastique brillant et puis, bien sûr, la même crèche avec les santons en plâtre qui venaient de la boutique de grand mamie. Et comme tous les ans, la star ne ferait son apparition que le 24 à minuit. On attendrait soigneusement que sonnent les 12 coups pour planter au milieu du décor le petit jésus. Un poupon aux joues roses et bien dodues qui n’avait pas forcément demandé à naître mais qui, comme chaque année, se retrouverait là bien au centre, entre un âne, un bœuf et quelques rois mages. Sa mère penchée sur lui, le visage béat, déjà conquise et ne s’appartenant plus.

Et puis le bal des cadeaux débuterait. Chacun ouvrirait à son tour. Le plus jeune donnerait le tempo. "Oh la la quelle est belle cette peluche baleine !" "Et ce petit train, regardez ce petit train." "Je fonds ! Ça me rappelle celui de Jules à son âge !" "C’est fou, ce qu’ils préfèrent à cet âge là c’est le papier cadeau." Chacun irait de son commentaire. L’alcool aidant, on poufferait pour un rien en voyant les gosses se vautrer dans cette mare de paquets, étouffer sous les rubans déchiquetés et les squelettes de ficelle. Haletants, rouges, piqués aux joues et au cœur par ces montagnes dorées qui venaient percer leurs rêves de neige et de lait, comme chaque année. "Vous avez vu, ils commencent toujours par les plus gros !" Et puis on reprendrait un toast comme une respiration avant d’attaquer la suite. On savait qu’il faudrait tenir encore longtemps. Il y en avait du monde dans cette famille. Aux années s’ajoutaient les naissances et l’accroissement par mimétisme des piles et des piles de cadeaux. Les quelques pertes à déplorer n’ayant pas réussi à inverser la tendance, la frénésie jouesque l’avait emportée, prenant en otage chaque année une partie plus grande du salon. Quelle chaleur ! Il faudrait peut-être arrêter de nourrir le feu. Même les enfants sembleraient ivres et s’alimenter entre eux. "Marco laisse Gaëtan tranquille. Il n’est pas à toi ce chimpanzé !". Mais qu’est ce qui pouvait bien faire le charme de ce rite éreintant, si prévisible et pourtant toujours renouvelé ? Vous y croyez vous au père noël ?

Et puis Tonton René lancerait une anecdote, un calembour piquant et efficace. Une gourmandise qui conquiert son auditoire. On rirait aux éclats. On reprendrait du vin dont on ne manquerait pas d’annoncer la provenance, d’afficher la couleur. Profiter sans étiquette n’avait jamais été dans les coutumes locales. Mettre des prix aux choses et leur coller des mots permettait d’exister. On se définissait par la beauté du geste et la taille du cadeau. La philanthropie à l’heure du fois gras vegan et des poupées senteur vanille.

Les bûches succèderaient aux jeux de société, un verre de rhum arrangé à la main. Ultime récompense pour se féliciter d’avoir survécu une année encore à l’assaut des enfants. Un petit verre à siroter une fois les bambins couchés, dans les petites coupes en cristal. Celles dont on a déjà cassé la moitié du service (c’est quelles sont trop fragiles tes coupes !") et beaucoup trop vu l’autre.


La chaleur sucrée du rhum affleurait aux lèvres de Chloé en convoquant cette fresque familiale. Elle voyait danser les personnages devant ses yeux comme s’ils étaient là, au gré des flammes. Dans ses pupilles noires et brillantes, sous la langue, entre ses dents, dans ses bras, l’étreignait la chaleur enivrante de ces longues journées de fête. Toujours pareilles, toujours uniques. La douce torpeur des lendemains, un livre offert la veille entre les mains, le corps lové, alourdit, embrassant le fauteuil. Le thé chaud, épicé, et l’odeur des clémentines partagées qui collent aux mains et en bouche. C’était loin et proche à la fois. Une simplicité devenue inaccessible Cette année, il n’y aurait rien de tout cela.

— Qu’est-ce que tu fais là, toute seule dans le noir ? s’exclama Mathieu, c’est l’heure du skype, on t’attend !
Skype, un skype, voilà ce qui rimerait avec Noël cette année. Une année sans odeurs, sans se toucher, sans s’embrasser. Une année blanche, comme une angine. Une boule douloureuse qui resterait sans doute au fond de sa gorge encore longtemps.
— J’arrive ! Tu peux démarrer l’ordinateur. Je suis là dans quelques minutes, dirent ses lèvres sans elle. Son corps lui restait immobile, endormi.
Quelle folie ! songea-t-elle. Pour cette première année de vie de leur fille, ils allaient passer Noël tous les trois. Cloîtrés entre quatre murs, dans leur petit appartement parisien qu’elle avait bien trop vu durant cette dernière année. Si on lui avait dit qu’elle regretterait autant ces moments de grandes réunions familiales elle ne l’aurait pas cru. Cela n’avait pourtant pas tant d’importance. "La santé d’abord !" Voilà le leitmotiv que s’était répété sa famille durant les dernières semaines. "Si c’est pour se voir masqués autant ne rien faire" avait renchéri son père. "Ce n’est que partie remise, on pourra remettre cela en janvier" avait complété sa sœur. Encore des moments gâchés ! avait-elle pensé. Une année fichue à la poubelle, jetable.
— Allez, dépêche toi, j’ai lancé le CD de chants de noël, celui que tu aimes bien.

Les rires étouffés et la musique montent dans le salon. Mathieu semble avoir quant à lui trouvé son compte dans cette année distanciée. Il n’aurait pas à se farcir la belle famille. Lui qui n’avait jamais aimé cette débauche de cadeaux, il allait être servi. Cette année Noël serait express et ne viendrait pas remplir les placards. On ne se toucherait pas mais on pourrait tomber les masques. On s’en contenterait.

Chloé tenta péniblement de s’extraire de son lit, abandonnant derrière elle les oreillers avec lesquels elle avait fait corps et la couette qui avait vu défiler et s’animer cette rêverie de noël, cette pensée chaude et réconfortante. L’envie de voir les personnes, de les toucher, de les sentir, aussi imparfaits soient-ils : en chaire, en sueur, en rougeurs, en vie. Les étreintes, les poignées de mains, abrazos, cariño y otros mimos, voilà ce dont elle avait besoin. Sentir les autres, les humer, s’enivrer. Le parfum des corps. L’année prochaine peut-être, peut-être.

Marion Guevel

11/01/2021