Les Accents têtus

Pygmalion et Galatée

«  Je suis née aujourd’hui  »

Voici sa première pensée consciente après que son cerveau eut pris vie. Cette sensation s’est imposée d’elle-même. Premier acte d’une intelligence naissante.

Effectivement, elle est née aujourd’hui. Soudainement. Déjà adulte, déjà formée, déjà douée de raison. On ne l’attendait pas. Elle a pris vie brusquement. Non pas qu’elle n’existait pas. Juste qu’elle ne vivait pas. Elle était un simple bloc d’ivoire. Un objet inanimé, une masse inerte. Un Pinocchio antique en somme. Mais version adulte.

La vie l’a à peine pénétrée qu’elle a déjà mal. Elle suffoque. Elle s’étouffe. Elle vire au bleue. Tout juste vivante, elle va déjà mourir. Elle ne sait pas respirer. Heureusement, les réflexes de son nouveau corps prennent le dessus. Elle prend sa première inspiration. L’air afflue dans son nez, sa trachée, ses poumons. Elle la brûle intérieurement. Elle sent sa poitrine s’emplir d’air et se gonfler. Elle expire. Sa première respiration. La première parmi les nombreuses autres qui suivront sans qu’elle ne s’en rende désormais compte.
Au passage, elle découvre les odeurs. Encore une nouvelle sensation. Elle est assaillie de découvertes olfactives. Certaines lui sont immédiatement agréables. Les fleurs dans un vase, les fruits posés sur la table, l’odeur de cuisson dans une cuisine voisine… D’autres lui paraissent neutres et deviendront vite routinières : l’odeur minérale de la poussière régnant dans l’atelier, l’odeur de divers animaux de passage dans la rue, l’odeur imperceptible de l’eau toute proche… D’autres enfin déclenchent des nausées lorsqu’un nez vierge n’est pas encore habitué aux relents de la vie citadine : les déjections des chevaux indélicats, les latrines toutes proches, les détritus dans la rue… Une dernière odeur, particulière, délicate, complexe, l’intrigua. Un mélange de miel, de fleur, légèrement poivrée, avec une discrète touche animale. Une odeur chaude, rassurante, agréable. Elle s’aperçut que cet effluve était la sienne. C’est son propre corps qui l’émettait. Bien vite, elle lui sera familière et elle en oubliera son existence.
Les odeurs descendent jusque dans sa bouche et elle fait une nouvelle découverte : le goût. Elle remue sa langue, explore la géographie de sa bouche, parcourt ses dents lisses et sans relief. Elle sort sa langue de la bouche. La passe délicatement sur ses lèvres charnues, les goûte. Tel un reptile elle capte le goût des odeurs à la volée. Elle complète ainsi les sensations déjà ressenties par son nez. Bientôt, elle découvrira toute une panoplie de saveurs à sa portée : sucrée, salée, acide, amère, umami. Pour le moment, ses papilles gustatives à peine fonctionnelles explosent dans ce bombardement sapide.
Un spasme soudain de la mâchoire lui fait serrer les dents sur une langue toujours hors de son réceptacle. L’inexpérience de son corps lui rend difficile son contrôle. Elle la rentre rapidement. Une légère coupure. Un nouveau goût ferreux se répand dans sa bouche. Elle saigne.
Elle prend conscience de l’apparition d’une lueur ténue. Elle découvre l’existence de ses yeux. Elle les ouvre doucement. Elle est aveuglée. Elle a mal. C’est la première fois qu’elle voit la lumière du jour. Blanche, aveuglante, envahissante. Aucun endroit ne semble pouvoir lui échapper. Elle est omniprésente. La lumière lui brûle les yeux. Elle les referme puis les ouvre à nouveau. Doucement. Elle voit. Tout est flou au départ puis l’image se précise. Elle distingue une myriade de couleurs, de formes, d’objets. Elle remue les yeux, émerveillée, pour explorer l’intégralité de son champ de vision. Puis lorsqu’elle a tout vu, elle tourne la tête doucement. Du regard, elle fait le tour de la pièce. Elle regarde autour d’elle. Puis le sol. Elle finit par apercevoir ses pieds. Ses jambes. Ses cuisses. Une toge débute au milieu de celles-ci. Elle découvre qu’elle a un corps. Elle le voit. Et elle commence à le ressentir. Elle sent sa propre chaleur. Elle sent le poids de l’étoffe. Elle sent sa douceur sur sa peau. Elle sent ses cheveux lui caresser le dos. Elle sent l’air chaud d’une soirée d’été. Elle sent le sol froid sous ses pieds nus. La douleur de la terre battue qui blesse ces pieds qui n’ont jamais marché. La douleur dans ses jambes qui portent son corps pour la première fois. Toutes ses sensations qu’un jeune enfant doit expérimenter, mais qu’il n’est pas capable de raconter et qu’il oublie bien vite.
Elle peut bouger. Elle monte sa main à hauteur des yeux. Elle la contemple sous tous les angles. Ces doigts fins. Ces ongles propres et finement taillés. Cette paume douce et blanche. Ces lignes qui forment de jolis motifs. Quelle perfection. Elle est ravie de découvrir son si joli corps. Le reste est-il d’une aussi grande beauté ? Elle se lance dans l’exploration de son corps de femme. Elle sourit.
De sa main, elle expérimente le toucher et caresse son autre bras. Le contact chaud la fait frémir. Elle part à la découverte de sa peau. La douce sensation du bout de ses doigts qui effleurent son épiderme. Le contact avec la fine poussière d’ivoire qui la recouvre encore par endroit.
«  Quelle sensation agréable !  » pense-t-elle.
Les milliers de petits poils qui composent le duvet à peine visible de son bras se hérissent. Elle a la chair de poule. Ses doigts ressentent l’apparition de cette multitude de petites bosses. Sa main remonte jusqu’à son épaule. Son émoi s’amplifie. Elle ferme les yeux pour pleinement savourer la sensation. Elle découvre le plaisir. Une chaleur apparait dans le ventre, puis l’envahit. Elle se rend soudain compte qu’il y a toute une vie dans ce ventre. Des bruits. Des gargouillis, des mouvements, des fluides qui circulent. Toute une petite machinerie qui s’agite dans un mouvement presque perpétuel. Et des coups violents dans la poitrine. Elle se rend compte qu’un marteau frappe à intervalle régulier. Un choc assourdissant qu’elle ressent jusque dans sa tête, ses tempes, ses oreilles. Un cœur tout neuf qui bat. Écho d’un autre marteau qui lui a lentement donné forme. Souvenir lointain d’une non-vie antérieure.
Relevant les yeux, elle perçoit un mouvement. Elle s’arrête net. Quelque chose se dresse face à elle. Elle rebaisse son bras le long du corps. La chose bouge. Elle stoppe son mouvement. La chose fait de même. Elle comprend bien vite qu’il s’agit de son propre reflet. Elle se regarde. Elle se découvre. Elle se mire et s’admire. La tête, les bras, les jambes, le corps drapé dans sa toge. Les formes qui apparaissent en dessous. Elle se contemple avec curiosité. Évidemment, ses fesses ne sont pas à son goût. Elle n’aura de cesse de s’en plaindre. Mais pour le moment, la curiosité prend le dessus. Elle se tourne et retourne. Elle observe son corps se mouvoir avec grâce. Déjà coquette elle réajuste sa toge.
Soudain, une douleur dans ses oreilles. Il s’agit d’un bruit. Elle découvre l’existence des sons. Elle se rend compte qu’il y en a une multitude. La vie est naturellement bruyante. Elle commence dans le bruit. Le bruit symbolise la vie. Il y en a des aigus, des graves, des agréables d’autres nettement moins… Elle apprécie le pépiement des oiseaux tous proches, un musicien en train de perfectionner son art. Mais ils sont vite couverts par les hurlements humains ou animaux, le bruit des véhicules en mouvement, le marteau d’un maréchal ferrant exécutant son labeur… De tout ce qu’elle a découvert jusqu’à maintenant, c’est ce qui l’effraie le plus.
Elle découvre la peur. Où est-elle ? Qui est-elle ? Que fait-elle ici debout dans cette pièce ? Son cœur s’emballe, sa respiration accélère. Elle panique. Elle esquisse un mouvement du pied. Puis un autre. Elle se déplace. Sa panique augmente. Sa vision se trouble. Une tache noire apparait devant ses yeux. Elle continue à avancer. Elle est à deux doigts de s’évanouir. Soudain, une douleur fulgurante sans le pied. Elle s’est cognée dans un outil posé au sol. L’expérience de la rencontre inopportune entre le pied et un obstacle.
Elle émet un petit cri. Surprise, elle s’arrête net. Ainsi, elle peut également produire des sons. Sa panique a disparu. Elle repousse un cri. Puis un autre. Elle s’écoute. Elle découvre sa voix. Elle s’amuse à s’entendre. Des tonalités différentes. Des sonorités différentes. Elle joue avec sa bouche, avec sa langue, avec ses lèvres. Elle expérimente avec joie.
Un faible bruit derrière elle. A peine audible, mais il est pourtant là. Peut-être depuis longtemps, elle n’y avait pas prêté attention. Un bruit régulier. Une respiration. Elle se retourne doucement. Dans la porte ouverte se tient une silhouette. Elle a du mal à la voir avec la lumière qui l’éblouit. Ses yeux s’habituent et elle commence à la distinguer. Elle la découvre doucement. Elle n’a pas peur. Elle lui ressemble d’une manière générale, mais se distingue d’elle par des détails. Plus grande, plus massives. De plus larges épaules, mais un bassin plus étroit. Ses cheveux sont plus courts, mais les poils sont plus présents. Sur son torse, ses bras, son visage. Sa poitrine en partie visible est moins rebondie que la sienne. Ses bras plus gros, plus musclés, plus marqués par le soleil n’ont rien à voir avec les siens, blancs et tout en finesse. De robustes cuisses tandis que les siennes semblent à peine pouvoir soutenir son corps.
Une nouvelle odeur est arrivée avec cette silhouette. Animale, virile, forte, mais attirante. Elle ne peut s’empêcher de la trouver agréable. Mystérieuse. Enivrante.
Elle n’entend plus aucun autre bruit. Le silence s’est imposé. Tout du moins, son cerveau se charge de faire abstraction des bruits environnants pour se concentrer sur cette nouvelle information. Il s’est mis à fonctionner à plein régime et s’active à déverser un certain nombre de phéromones, à traiter des signaux, à générer des sensations, à produire des idées.
Depuis que la silhouette est apparue, tous ses sens sont centrés sur elle. Plus de douleur. Plus de peur. De nouvelles émotions. De nouvelles sensations. L’instinct a pris le dessus.
Elle fait la découverte de l’homme. Et ce n’est pas pour lui déplaire. Mais c’est l’expression sur le visage du nouveau venu qui l’amuse le plus.
« Il a l’air encore plus surpris que je ne le suis  », songe-t-elle.

Sébastien C

31/08/2018