Les Accents têtus

Doudou Lapin

L’écho de ton pas lourd, saccadé, qui résonne sur les dalles de marbre te précède et, déjà l’air s’emplit de ta morgue, ta suffisance , imposant à ton auditoire un silence pesant. C’est ta silhouette arrogante qui se projette d’abord sur les murs jaunis, et, avant que de te voir, on t’abhorre déjà.
Ta taille, bien que petite, emplit l’embrasure de la porte. Ton « Mesdames et Messieurs , bonjour » sonore mais sans chaleur, prononcé dans le dos de ton public, puisque la porte d’entrée de la salle de réunion est placée dos aux participants, n’engendre que peur et désir d’allégeance.
Ton costume, de bonne facture pourtant, d’un bleu marine navrant, n’efface pas ton ventre bedonnant sur lequel s’étale une cravate d’un autre bleu, sans éclat. Tes jambes, qu’on devine courtaudes plutôt que courtes, à travers la flanelle du tissu épais, sont portées par de minuscules pieds ornés de mocassins noirs à pompons. Ils se déplacent vite au rythme de tes bras membrus d’où s’échappent, fixée au poignet gauche une Rolex ostentatoire, et, à celui de droite un bracelet tressé de poils d’éléphant dont la signification n’appartient qu’à toi seul.
Ton profil s’offre maintenant de part et d’autre aux participants leur permettant ainsi d’admirer ton nez épais, surmonté d’une massive paire de lunettes d’écaille noire. Tes lèvres fines, serrées, sont figées en un sourire carnassier. Ton ornement capillaire laisse deviner qu’il fut, en d’autres temps, fourni, noir de geai. Aujourd’hui terne, gris et clairsemé. La coupe stricte que tu lui imposes complète l’ensemble de ta tenue.
Tu traverses la salle à grandes enjambées. Ton dernier bond te propulse sur l’estrade. Tes mains boudinées, la gauche porte à l’annulaire un cercle d’or sans aspérité, s’emparent du micro : Le silence est total. Tu le sais, tu as le pouvoir !
Du plus loin qu’il t’en souvienne, le pouvoir, tu l’as toujours eu. Plus exactement, tu l’as pris. Tu l’as pris depuis qu’en une nuit brumeuse de novembre 1957, tes deux parents qui regagnaient le domaine familial à bord de leur luxueuse voiture anglaise, se sont encastrés sous le portail en fer forgé du parc de la vieille demeure familiale, te laissant seul, définitivement. Tu avais 5 ans .
Ton unique famille, c’était Clara, la sœur de ta mère âgée de 20 ans, jeune actrice évaporée qui tentait alors sa chance à Hollywood. Elle fût de fait ta tutrice. Tu ne la vis qu’une seule fois. C’était à la « Renommière », ton grand-père avait nommé ainsi sa maison, on ne sait pourquoi. Quelques jours après l’accident, l’avocat de tes parents, Maître de Neuville s’y était rendu afin de régler les formalités de ton avenir et les détails de ta succession.
Tu n’as pas compris qui était cette jolie dame parfumée qui pleurait en te serrant sur son cœur, ni pourquoi ce Monsieur, habillé comme ton Papa, te regardait d’un air triste et désolé. D’ailleurs il était où Papa, te demandais-tu ? Les couloirs de la maison, vidés de sa grosse voix, te faisaient maintenant peur… mais, le pire, c’était Maman. Tu ne comprenais pas où elle se cachait, et ses chatouillis sur ton ventre rebondi, ses bisous rigolos derrière ton oreille alors que tu tentais de t’échapper de la tendre prison de ses bras, te manquaient… te manquaient tellement que même Doudou Lapin ne pouvait endiguer ton chagrin.
Le pouvoir, tu l’as pris lorsque tu es arrivé seul, si petit, dans ce pensionnat londonien froid et lugubre. Tu ne comprenais pas ce que te disaient les petits garçons de ton âge, ni les professeurs, ni les surveillants, ni personne d’ailleurs… En quelques jours, ta vie avait complètement basculé, et tu as su dans ton cœur de petit garçon que tu étais maintenant ton seul ami … pour toujours! c’est pourquoi, un jour que tu étais parti avec ton professeur principal acheter le petit costume bleu marine aux armoiries du pensionnat, tu as jeté Doudou Lapin, compagnon des jours heureux, dans le grand fleuve qui traverse la ville. Tu l’as jeté méchamment du pont sur lequel votre voiture s’était engagée, sans regard pour la pauvre peluche élimée. La Tamise l’a englouti d’un coup, d’un seul !
Le pouvoir, tu l’as pris lorsque quelques années plus tard, tes camarades de classe te désignèrent leur délégué à l’unanimité. Non pas pour ta gentillesse, ton sens de la camaraderie, mais plutôt pour ta pugnacité, tes compétences à négocier pied à pied avec le corps enseignant et la direction du pensionnat. Tu n’avais pas d’amis, mais c’était toi qui siégeait avec les professeurs, installé en bout de table, toi qui étudiait avec eux le bulletin de note de chaque élève, toi qui argumentait les projets pédagogiques et les voyages à l’étranger de la classe, afin d’obtenir les plus gros budgets.
Le pouvoir, tu l’as pris lorsque plus tard encore dans ton cursus universitaire, tu fus élu Préfet en Chef de ta promotion au terme d’une lutte acharnée avec le populaire Peter SMILEY. L’élection se joua à deux voix, mais tu étais devenu majeur depuis peu, et, disposais désormais de la fortune que tes parents t’avaient laissée. Quelques centaines de livres versées sur les comptes de John Jr FORGERY et Elliot SNEAK les décidèrent à voter pour toi.
Le pouvoir, tu l’as pris lorsqu’au bal de fin d’année de la London Métropolitain University, tu rencontras la ravissante Déborah, sœur cadette de John Jr FORGERY et que tu décidas, à l’instant même où tu la vis, que tu l’épouserais. Non parce que cette brillante jeune femme, fraîchement diplômée de Cambridge, allait devenir une architecte d’intérieur de renom, ni parce que sa plastique égalait celle des top modèles de l’époque, mais pour l’unique raison qu’elle était la fille de son père : Sir John FORGERY, puissant banquier de la city des années quatre-vingt.
Le pouvoir, tu l’as pris lorsqu’à l’âge de vingt-cinq ans, tu épousas Déborah par une matinée de printemps ensoleillée à Blue Ridge Manor , charmant cottage du Dorsey, devenant ainsi l’unique gendre de Sir FORGERY. De cette journée, tu ne retins pas le visage de Déborah, éclatant de fraîcheur et de bonheur, ni sa longue robe de soie sauvage couleur ivoire rebrodée de minuscules perles de culture, ni sa joie enfantine lorsqu’elle montra à ses amies l’anneau de diamant que tu venais de lui passer au doigt, ni l’instant magique où tu l’as pris tendrement, pensa-t-elle, dans tes bras pour ouvrir le bal de vos épousailles. Mais tu te souviens encore aujourd’hui de l’orgueil que tu ressentis lorsque que tu vis s’agiter le ballet formé par les hauts de formes, les queues de pie, les chapeaux emplumés et les robes moirées des invités de tes beaux-parents. Toi, tu n’avais invité personne, pas même ta tante de L.A qui enchaînait depuis des années les cures de désintoxication en tous genres. Tu l’avais surnommée Tatie REHAB !
Le pouvoir, tu l’as pris lorsqu’à trente-cinq ans, ton beau père t’a nommé Président de la branche française de son groupe d’investissement. Plus de six cents personnes à gérer …
Tu ne choisis pas de revenir à Lyon, proche de la Renommière où tu allais te reposer rarement. Mais tu t’installas naturellement à Paris, dans cette ville qui concentre tous les pouvoirs de l’hexagone. Grâce à une de ses relations de travail, Deborah dénicha un splendide appartement de deux cents cinquante mètres carrés au dix-huit rue de Verneuil, pas très loin du Musée d’Orsay, au sixième étage d’un immeuble haussmannien. C’est de cet étage qu’elle se jeta dix ans plus tard après que ton indifférence et tes infidélités l’aient rendue, dans l’ordre : dépressive, alcoolique et cocaïnomane…
Ta fille, Laura, que tu n’as pas revue depuis cinq ans, et qui vit aujourd’hui dans un couvent mexicain à Oaxaca sous le nom de sœur de la Compassion, ne te l’a jamais pardonné. Cette petite, malingre et sans charme, tu t’es toujours demandé où vous aviez bien pu la pêcher. Du plus loin qu’il t’en souvienne, elle a toujours évoqué Jésus et ses apôtres, du bien qu’il fallait prodiguer autour de soi, de la compassion qu’il fallait avoir pour les autres … même pour toi Papa, zézayait-elle de sa voix enfantine. Foutaises, t’étais-tu dit… c’est à peine si tu te souviens de son visage. Elle s’est effacée de ta mémoire, simplement!
Aujourd’hui, aujourd’hui… tu as soixante deux ans et le pouvoir, tu ne le prends plus. Tu le possèdes, tu le consolides, tu le cajoles comme un animal rare, sauvage, aux réactions imprévisibles, et qui peut te quitter à tout instant, tu t’en délectes… Il te fascine!
Aujourd’hui dans cette salle, à cette minute, tu t’apprêtes à asséner à ce parterre de cloportes apeurés le plan social que tu as concocté, et tu te dis, tout en réajustant les poignets de ta chemise: « Le pouvoir, c’est moi ».
La réunion sera brève. Tu en connais parfaitement le déroulé. Exposition financière de la branche France du groupe, de ses bilans comptables, nécessité de réduire le coût du travail, et par là même, le nombre d’employés.
Le pouvoir, c’est toi, alors que tu vois le sang de leur visage se retirer peu à peu, leurs mains trembler, leurs genoux s’agiter frénétiquement, leurs chaussures racler le sol. Le silence s’alourdit, un peu plus… encore
Le pouvoir, c’est toi alors que tu égrènes un à un le nom de ceux, celles qui monteront dans la charrette conduite par tes soins à un train d’enfer. Tu le sais, chaque nom prononcé est comme un couperet qui privera un pauvre diable de son droit au bonheur, à la dignité. Adieu les études des enfants, l’appartement cossu et douillet, les vacances familiales à l’autre bout du monde…
Il y a Paul, l’expert comptable qui travaille depuis neuf ans dans le groupe. Il n’a jamais ménagé ni son temps, ni sa peine. Tu sais qu’il est pourri de prêts à la consommation. Un nouveau système de calcul informatique que tu mettras en place en septembre aura eu raison de son emploi. Tu as appelé l’ application « Paulo » …!
Il y a Gaspard, treize ans qu’il travaille pour toi, DRH essoufflé. Il n’a pas su anticiper ni gérer la dernière crise que la société à traversé il y a deux mois. Il faut dire qu’il est marié à la sœur du délégué F.O du groupe. La famille, quel boulet !
Il y a Mélanie, grande rousse de trente deux ans, gros seins, jambes interminables , diplômée d’une grande école de commerce, stagiaire à vie à mille deux cents euros mensuels brut. Tu l’a bien culbutée une ou deux fois sur ton grand bureau alors qu’elle venait de signer un nouveau CDD . Elle a probablement du croire que cela la protégerait… penses-tu! son visage se décompose à l’annonce de son nom.
Il y a, il y a, il y a… Soudain, il te tarde que tout ce cirque soit fini. Tu jettes un œil distrait à ta Rolex, il est vingt et une heures quinze. Tu ne sais pas pourquoi… tu as envie de partir, vite! Le spectacle de tous ces pauvres bougres ne t’amuse plus… tu es fatigué ! tu voudrais juste sortir et respirer à grandes goulées l’air frais du dehors. Celui vicié de la salle brûle maintenant tes poumons et ta prostate naissante appuie sur ta vessie comme un petit ballon dur logé dans ton bas ventre. Alors, tu écourtes, tu zappes la partie questions-réponses, martelant de ton poing que tu as examiné la situation sous tous ses angles. Aucun nouvel aménagement n’est envisageable.
Tu survoles une ultime fois la salle de ton regard bleu acier, ferme ton micro, et par là même, clôt la discussion. Tu sautes ensuite lestement de l’estrade. Tes petits pieds martèlent à nouveau le marbre du sol, et ton corps massif se déplace vers la sortie sans un sourire, un geste, un signe de connivence.
Voilà, c’est fini!… tu es maintenant dans le hall d’accueil du siège de ta société. Il te tarde de te retrouver à l’air libre. Cette urgence, c’est la première fois que tu la ressens à ce point, une nécessité physique. Il faut que tu marches… absolument ! n’importe où, dans n’importe quelle direction, mais marcher à grandes enjambées, et respirer, enfin !
Dehors, l’air est doux. C’est une belle soirée de printemps qui s’annonce, le soleil n’est pas tout à fait couché. Tu décides de remonter la rue Dauphine en direction du Pont Neuf. Tu prendras ensuite les escaliers qui te mèneront sur les quais de Seine. Il y a longtemps que tu ne t’es pas promené le long du grand fleuve. Et soudain, c’est la seule chose intelligente qu’il te semble devoir faire. A droite de l’escalier, tu prendras vers ta droite en direction de Notre Dame et, si tu as du courage, tu pousseras jusqu’à l’Institut du Monde Arabe. Selon l’humeur, tu prendras peut-être un verre sur sa terrasse; elle domine la ville jusqu’à la grande arche de la Défense. Tu aimes cette endroit qui conforte ta sensation de puissance… Elle ne t’a pas quittée depuis la fin de ta réunion au siège de la MINEFI.
Au souvenir de l’annonce que tu viens de faire à tes collaborateurs, tu ne ressens pas d’émotion particulière, tu as été pragmatique et rationnel !… conditions nécessaires au maintien de la bonne santé de la MINEFI. Rien n’est plus cher à tes yeux.
Tu as maintenant dépassé Notre Dame, la nuit tombe doucement, le rose tendre du ciel au soleil couchant vire lentement vers une ardoise plus sombre, annonciateur de la nuit. Tu ne constates pas immédiatement que d’autres habitants s’emparent peu à peu des lieux. Certains construisent des abris de fortune à l’aide de cartons, des braseros de toutes tailles s’allument ça et là, leurs flammèches éclairent de lueurs tremblotantes trognes et faciès déformés . Tu entends l’écho de radios crachotantes, le cliquetis de bouteilles qui s’entrechoquent, les conversations dans des langues que tu ne comprends pas. Certaines montent dans des crescendos qui te laissent placide. Maintenant des silhouettes hâves et titubantes zigzaguent sur les pavés, prenant peu à peu possession de la vie nocturne des bords du fleuve.
Tu n’as pas peur, tu as le pouvoir …
Tu continues à marcher d’un pas assuré, les pompons de tes mocassins tressautent joyeusement sur tes chaussures cirées. Tu viens de passer l’Ile Saint-Louis et t’engage sous le dernier pont, celui juste avant l’institut. Ensuite, il y aura l’escalier à droite. Tu le prendras et rejoindras ainsi le boulevard Henri IV. Juste sous le pont, tu remarques un groupe de quatre hommes flanqués de trois chiens. Ils sont accroupis et partagent une pitance que même Meringue, l’épagneul de ta fille aurait dédaigné.
Des cannettes de bière, des bouteilles de vodka vides jonchent le sol autour d’eux. Parfois, l’une d’entre elles roule sur elle-même cliquetant sur la pierre, un peu comme une clochette d’église qui serait fêlée.
Tu regardes ta montre qui luit dans l’obscurité. Elle attire le regard d’un des membres du groupe. Il s’approche de toi, chancelant. Il te sourit et malgré l’obscurité, tu constates qu’il lui manque les deux incisives supérieures. Cela doit être récent, les gencives sont boursouflées et rouges. Il est revêtu d’une veste de combat défraichie, d’un pull de laine marron et troué, d’un pantalon de camouflage vert et beige d’où s’échappent des rangers délacés. L’homme a la tête rasée et à son approche, tes yeux aperçoivent une multitude de tatouages qui émaillent ses avant bras, ses mains. Il y en a même un en alphabet cyrillique sur sa joue gauche.
Tu n’as pas peur, tu as le pouvoir …
Lorsque tu t’engages plus avant sous le pont, tu sens à hauteur de ton plexus un bras dur comme l’acier qui te barre la route. Une haleine pestilentielle et alcoolisée envahit soudain tes narines. Tu sens qu’on tire fortement sur ton avant bras. Des mots que tu ne comprends pas parviennent à tes oreilles. Tu entends les rires du reste du groupe resté assis un peu plus loin. Les chiens se sont approchés de toi et mordillent tes mollets. Il y en a au moins deux, tu en es sûr…
Ton poignet te fait maintenant très mal, car ton agresseur, puisque c’est ainsi qu’il faut bien le nommer, tire de plus en plus fort sur le bracelet d’acier de ta montre, sciant ainsi ta chair tendre. Tu tentes de le repousser mais il est bien plus fort que toi. Tu sais qu’il est inutile de discuter avec lui, vous ne vous comprendriez pas, vous ne parlez pas la même langue… Alors soudain, soudain comme une fulgurance, tu te souviens de ta première semaine au pensionnat, juste après la mort de tes parents… Là aussi, toute communication était impossible. Il fallait juste attendre, observer, comprendre…
Et, lorsque tu vois la lame du poignard de combat jaillir de la ceinture de celui qui va devenir ton assassin, car c’est ainsi qu’il faut bien le nommer, tu comprends… tu comprends que pour la première fois depuis bien longtemps, tu n’as plus le pouvoir.
Tu n’as plus le pouvoir mais tu n’as pas peur.
Tu n’as pas peur lorsque la lame acérée s’enfonce une première fois dans ton ventre perçant d’un coup la flanelle de ton costume et la douce percale de ta chemise. Tu n’as pas peur lorsque tu sens le liquide chaud et visqueux s’échapper à gros bouillon de ton ventre.
Tu n’as pas peur lorsque la lame s’enfonce à nouveau à hauteur de ton cœur et que tu tombes à genoux, surpris. Tu n’as pas peur, car tu sais que c’est inutile.
Tu es maintenant couché de tout ton long sur les pavés du quai et tes yeux agrandis remarquent la structure métallique qui soutient le pont. Et tu regrettes ne pas voir les étoiles…
Tu sens maintenant sur ton corps une multitude de mains qui s’agitent et te dévêtent sans ménagement: d’abord les escarpins à pompons, puis les chaussettes bleues en fil d’écosse et la ceinture de cuir Hermès. C’est ensuite au tour du pantalon de flanelle, suivi du slip Calvin Klein, viennent ensuite la chemise ensanglantée et la cravate sans esprit. Enfin, tu sens que te quitte ta veste de costume délestée de ton portefeuille et de ton Smartphone.
Tu es maintenant entièrement dénudé, allongé sur les pavés, et tu sens ton corps qui tressaute sans que tu puisses l’en empêcher. Soixante-deux ans, pas si vieux !… Une violente douleur assaille tes poignets , le bracelet tressé en poils d’éléphant, ta maudite montre te sont arrachés.
Pour l’alliance de Déborah, celle que tu as continué à porter après son suicide, non pas en souvenir d’elle, mais parce que, t’étais-tu dit, ce minuscule anneau d’or asseyait ta position sociale, offrait au regard de tes interlocuteurs un gage de stabilité, de sérieux; pour l’alliance de Déborah, c’est plus compliqué. Elle ne veut pas quitter ton doigt malgré les efforts de tes assaillants. Ils tirent dessus et le tordent en tous sens depuis plusieurs secondes. Sans succès. Alors, comme un ultime pied de nez à ton mariage raté, l’un d’entre eux, tu ne le distingues pas, ta vue commence maintenant à se brouiller, te coupe l’annulaire d’un coup, d’un seul avec ce même couteau, celui qui a transpercé ton cœur. Et tu entends les hurlements de rire qui jaillissent de la poitrine de tes agresseurs lorsqu’ils jettent ton annulaire aux chiens.
Tu n’as pas peur lorsque tu sens qu’on te soulève maintenant du sol, un homme tenant fermement tes pieds, un autre tes bras… Tu les entends à peine, tu te sens faible mais bien, en paix avec toi-même, tu as fait ce que tu as dû, tu n’as pas de regrets, aucuns!
Sauf, sauf peut-être, penses-tu confusément, alors que se referment sur toi les eaux noires et glacées du fleuve.
Sauf peut-être Doudou Lapin !

Brigitte

06/01/2015