Les Accents têtus

L’Autre type

J’habite la rue du Faubourg Saint-Antoine, à l’entrée de la rue de Montreuil, une artère qui a nourrit le cœur de Paris, faisant couler son sang pour décimer les affres de la monarchie. Ici, au soir du 28 avril 1789, des gardes tiraient sur une foule en émeute, tuant trois cents citoyens en quête de droits et de liberté. Ici, au soir du 13 novembre 2015, j’entendais résonner des coups de feu tirés par des fanatiques aux veines glacées qui tuèrent dix-neuf citoyens jouissant de cette liberté gagnée.

Car sur ce faubourg on est libre. Des gens de tous horizons s’y côtoient et parfois des plus farfelus. Comme l’autre type, qui depuis toujours - du moins j’en ai l’impression- l’arpente de l’aube jusqu’au crépuscule, parfois en pleine nuit, seul, frusques sales, visage indéfinissable, cheveux en bataille comme si le vent soufflait en continu, accompagnant ses pas de pantomimes, dessinant des cercles à droite, à gauche, dans uns sens puis dans un autre, tel la gestuelle d’un chef d’orchestre passionné ; cet homme aveugle au monde réel qui ignore ce qui l’entoure lorsqu’il évite adroitement les véhicules enragés, lorsqu’il glisse dans la foule excitée du matin sans même une seule fois frôler la moindre parcelle d’un corps, insensible aux cris des enfants, aux aboiements des chiens, aux ronflements des moteurs, puis qui se volatilise, comme un souffle se noie dans l’air ; il y a cet homme, vaporeux, que j’ai toujours aperçu mais que je n’ai jamais rencontré… jusqu’à l’autre soir.

C’était une après-midi de décembre quelques jours avant les fêtes. Il faisait déjà nuit et je remontais le faubourg pour regagner mon appartement. Mes pas crissaient au contact de la neige tombée dans la journée et de légers flocons, à peine perceptibles, continuaient leur ballet aérien sous le halo des lampadaires. Il y avait beaucoup de monde. Le faubourg était en liesse. Pourtant, devant mes yeux se déroulait un film muet. La poudreuse, gourmande, happait chaque son un par un. Un peu plus loin, au détour du square Trousseau, surgissant de la cour du Saint esprit, je vis l’autre type, à quelques mètres en face de moi, vaporeux, tel un spectre dans le décor immaculé. Je fus tenté d’imiter le couple devant moi qui changea de trottoir aussitôt. Seulement quelque chose entre la culpabilité et la curiosité me retenait. Je continuais mon chemin, hypnotisé par cet être fantasque. Arrivé à ma hauteur, celui-ci m’interpela.
— Jeune homme, tu n’as pas cinq sous pour me dépanner ?
Je restai baba. Le vaporeux venait de me parler.
— Ça urge, crois-moi, une question de vie ou de mort, ajouta-t-il les mains levées vers le ciel.
Je fouillai dans mon portefeuille et sorti un billet de cinq que je lui tendis. Merci, merci, merci, cria-t-il. Courbettes, révérences. Merci, merci. Applaudissements, sautillements, j’eu droit à tout un spectacle pour cinq euros. Puis il se figea, l’air grave et me tendit en retour le billet.
— Peux pas te rendre la monnaie, l’ami.
La buée qui sortait de sa bouche le rendait encore plus brumeux.
— Ah… gardez tout, c’est pas grave, bafouillai-je.
Le vaporeux sourit et engagea une conversation avec des inconnus que mes yeux ne voyaient pas.
— Alors, je te l’avais dit, reste encore des gens qui ont un peu de cœur… Oh toi, c’est sûr, t’aurais jamais été aussi généreux ! Ah, ah, ah ! Eh bien quoi Madame ! Grande Madame avec son caniche du 16ème qui se donne des airs de baronne mal troussée, ça vous dérange, ce que je dis ? Allez, retournez dans votre petite vie bien rangée !
Je songeais à partir mais il m’entraîna jusque dans le passage de la main d’or.
— As-tu remarqué, me confia-t-il à l’oreille, presque tout le monde à une main d’or… tu imagines un peu ça ? J’ai vu, crois moi, je ne suis pas fou ! Ça m’a même éblouit.
— Une main d’or ? questionnai-je.
— Alors l’ami, tu ne connais pas le secret ? Tous ceux qui n’ont pas de téléphone au bout du bras ont une main d’or ! Une main pour saluer à la volée, en serrer une autre, toucher tout ce qu’ils veulent, retenir une porte pour aider un vieux à monter dans le bus, descendre une poussette dans le métro. Une main libre, quoi ! qui peut aussi donner cinq sous.
Je souris à l’allusion que je pris comme une marque de gratitude.
— Voilà pourquoi cette rue s’appelle comme ça. Ici, l’ami, c’est un lieu préservé, un des derniers dans le quartier, tu comprends ? Seules les personnes qui n’ont pas de téléphone au bout du bras peuvent y venir.
— Un lieu où ça ne capte pas !
— T’es un marrant, toi… je te trouve sympathique.
Le type s’éloigna dans le noir en poursuivant :
— Accompagne-moi à la grande soirée, tu veux ? Un évènement à ne pas rater. Il y aura tout le gratin de Paname, les pontes de la lutte pour la sauvegarde de la planète, les penseurs de la biodiversité et macroécologie, la fleuriste intégriste de la rue Faidherbe qu’on appelle la fée d’herbe (il s’esclaffa avant de reprendre), des ministres en veux-tu en voilà y’en aura, même cet enfoiré de président sera là… Je crois bien que ce roi qui n’a plus toute sa tête et son autrichienne seront de la partie… pour dire. Alors tu viens ? Y’aura une grande fiesta après, sans chaise ni chichi, mais avec beaucoup de canapés !
Louis XVI à la fête des écolos en compagnie de Hollande. Ce type était vraiment dans un autre monde. Mais il semblait tellement y croire que j’hasardais la question du lieu, faisant mine d’être intéressé.
— Je ne sais pas, me répondit-il, un peu partout, où on veut, en fait. On a qu’à aller dans le square en face de l’hosto, je t’ai déjà vu traîner par là.
Je fus estomaqué. Moi qui pensait qu’il ne percevait pas ce qui l’entourait, il m’avait déjà vu et même reconnu sans qu’il n’y eut un seul contact entre nous. Je frissonnai à cette idée mais décida néanmoins d’accepter la proposition. Ce square, c’était celui aux six bancs encrottés, au pied de mon immeuble, je ne risquais pas grand-chose.
Nous reprîmes le faubourg en direction de la Nation. Le silence flottait toujours et la neige tombait de plus belle. En marchant, le type reprit son cinéma. Il se mit de nouveau à parler dans le vide. J’avais l’impression de ne plus exister pour lui. Je laissai l’espace qui nous séparait s’agrandir. Si bien qu’arrivé au pied de mon immeuble, j’en profitai pour taper le code d’entrée et me faufiler lâchement dans le couloir. Chez moi, je le vis par la fenêtre en pleine discussion avec les arbres emmitouflés et les bancs solitaires du square. Sa grande soirée avait débuté. Je m’endormis avec l’image du vaporeux débattant sur l’avenir de notre planète en compagnie de Louis XVI et Marie-Antoinette, lesquels pour acquiescer devaient secouer leur tête qu’ils tenaient à la main.

Le lendemain matin, dans le bus 86, une jeune fille happée par sa communication téléphonique m’écrasa le pied en me dépassant. J’espérai de sa part si ce n’est un pardon, du moins un sourire. Mais rien ne vint. Autour de moi des dizaines de bras se prolongeaient en téléphones portables. J’observai ma main et tout en pensant à l’autre type, je souris.

X.B.

07/03/2016