Les Accents têtus

Quelle nouvelle ?

Le matin, au petit déjeuner, son frère s’assit en face d’elle et planta ses yeux d’un air moqueur dans les siens, à peine réveillés. Je t’ai entendue hier soir. Dis donc, qu’est-ce que tu faisais ? Tu sais que c’est interdit.
− Je n’arrivais pas à dormir. J’avais peur dans mon lit toute seule. J’entendais des drôles de bruit, des grincements…
− Bah bah bah menteuse, tu sais que je peux le dire aux parents. Ca va te coûter cher ! Très cher !
− T’exagère ! Parce que moi, je ne dis pas tout ce que tu fais aux parents. Tes petits coup de fil en douce… l’argent que tu piques dans le porte-monnaie de maman…
− Qu’est ce que tu regardais ?
− Un film. Hiro… quelque chose, mon amour.
− Mais pourquoi m’appelles tu comme ça ?
− Mais non, c’est le film
− Ca parle de quoi ?
− Ben ça parle,…ça parle…
− Tu regardes des trucs que tu ne comprends même pas…

« Tu n’as rien vu à Hiroshima ». Ces paroles sans cesse ressassées lui procuraient un sentiment de gêne. Elle se raccrochait à cette phrase et tentait péniblement de saisir le scénario de ce film qui lui paraissait haché, confus pour son jeune âge. Elle était curieuse de regarder très tard les films du ciné-club de la télévision quand ses parents étaient sortis. A peine âgée de quatorze ans, elle s’éveillait à ces choses que l’on appelle l’amour.
Pour elle, il suffisait que les deux protagonistes fussent beaux, se soient rencontrés, rien ne pouvait empêcher leur amour. Elle eut du mal à comprendre ces flashbacks incessants dans le film..

« Tu n’as rien vu à Hiroshima ». A travers Nevers et la mort du soldat allemand, l’atmosphère oppressante de la guerre, la tragédie de la bombe, elle réalisait que les adultes lui cachaient des choses, qu’ils avaient des secrets, des amours perdus, des failles délabrées par la cruauté des évènements dont ils n’étaient pas responsables.

« Tu n’as rien vu à Hiroshima ». S’ils avaient leur histoire, elle avait donc la sienne qui elle aussi, pouvait faire partie comme un point minuscule d’une histoire plus vaste avec un grand H. Si leur mémoire les empêchait de s’aimer, elle aurait donc, elle aussi, des déceptions amoureuses, elle souffrirait un peu, beaucoup, passionnément. Cette prise de conscience brutale lui fit l’effet d’une bombe.

–  Bonjour les enfants, vous avez été sages ?
–  Oh oui, répondit son frère perfide. On a joué aux dames toute la soirée et j’ai gagné toutes les parties. Elle est vraiment nulle ma sœur. Elle n’a aucune jugeotte.
–  Un peu de musique classique nous fera du bien, dit leur père. On est samedi après tout, on a bien le droit de se détendre !"

Un peu plus tard, il coinça sa sœur dans le couloir et la bourrant de coups de poing lui dit : premièrement, tu me donnes tous tes bonbons si tu veux que je ne cafte pas. Deuxièmement tu me fais ma dissert.
− C’est sur quoi ?
− C’est sur Guerre et Paix.
− Je ne connais pas ce film
− T’es nulle. C’est un livre !
− Ah bon ! Montre !"

Elle savait que son frère bluffait. Il avait toujours été comme cela, bourru et grand cœur tendre à la fois. Il cherchait à l’impressionner dans un premier temps puis ne pouvait s’empêcher de l’asticoter jusqu’à ce qu’elle accepte de faire la paix avec lui.
Aussi, dans l’après-midi, alla-t-elle en direction de sa chambre. Elle avait préparé quelques bonbons mais ne comptait en aucun cas l’aider pour sa dissertation. C’était son offre de paix. La porte entr’ouverte lui laissa apercevoir une tête ébouriffée coincée entre des bras étalés sur la table du bureau.
Elle s’approcha sur la pointe des pieds et fut surprise de découvrir des feuilles de papier en boule froissées tout autour de lui. Son bureau était un vrai champ de bataille. Elle regrettait déjà de ne pas avoir voulu l’aider.
Un visage bouleversé qu’elle ne lui connaissait pas se releva de la table.
- Je me sens aussi embourbé que les armées de Napoléon dans la plaine de la Bérézina, dit-il
- Ah bon c’est aussi difficile que cela !
L’imposant volume de Guerre et Paix était ouvert. Elle lut pour elle au hasard :
Natacha, vivement, avec précaution, se rapprocha de lui sur les genoux, lui prit délicatement la main, inclina dessus son visage et la baisa, l’effleurant à peine de ses lèvres. - Pardon ! proféra-t-elle dans un souffle, et relevant la tête, elle le regarda. Pardonnez-moi ! - Je vous aime, dit le prince André. - Pardon…- Pardonner quoi ? demanda le prince André. - Jamais, jamais, je n’aurais cru, murmura-t-elle, que l’on pût être aussi heureuse. Son visage s’illumina d’un sourire ; mais au même instant elle poussa un soupir, et dans son regard profond passa le reflet d’une silencieuse tristesse. C’était comme si, à côté du bonheur qu’elle éprouvait, il en existait un autre, inaccessible en cette vie, qui se rappelait à son esprit, malgré elle, à cette minute.
Ses yeux allaient sans cesse des pages ouvertes du livre à ces boules de papier froissé dont elle voulait connaître le contenu. Elle réussit à en déchiffrer quelques unes et reconnut son écriture fine :" Je t’ai attendue toute la nuit. J’avais laissé le portillon ouvert… Pardonne-moi de ne pas croire à ton amour. Hier encore, tes yeux étaient beaux de bonheur… Pourquoi ?"
Toutes ces phrases étaient biffées. Une autre apparaissait encore plus étrange : Je ne peux me passer de toi. Tu me manques… Es-tu fâchée contre moi? Ne me laisse pas sans nouvelles. Dis moi ce qui se passe ! Je pense à toi sans arrêt… Son regard virevoltait maintenant du livre aux papiers froissés à une vitesse folle. Il ne s’agissait pas d’André et de Natacha mais à l’évidence de Michel son frère !

C’est alors qu’elle le regarda pour la première fois. Etait-il encore ce grand frère taquin ou ce jeune homme voyageant pour Cythère ! A sa manière il l’embarqua et la supplia : « Aide-moi à lui écrire pour qu’elle me croie ! ». Elle comprit qu’il parlait d’amour mais ne savait pas encore quelle était l’élue. « Va la voir et parle-lui ! Je sais qu’elle est là. Je l’ai entendue jouer du piano ». Michel son frère et Anne Marie, oui, son amie d’enfance, sa voisine de jeux avec qui elle échangeait tous ses secrets. Cette fois, ils l’avaient trahie tous les deux.

Il n’était plus question de Guerre et Paix de Tolstoï, mais de ce tumulte intérieur, d’un tel bouleversement qu’elle avait déjà ressenti la veille en regardant Hiroshima mon amour qu’il lui faudrait beaucoup de temps pour arrêter ces secousses qui mettaient à mal son cœur de petite fille. Elle était interloquée, ne savait plus comment réagir, qui croire….
Elle ne lui répondit pas et ne manifesta aucune réaction. Toutefois, de ce chaos surgit peu à peu des picotements étranges et délicieux qui parcoururent tout son corps. Un parfum exaltant lui parvenait du jardin et les cheveux de Michel qu’elle caressait doucement étaient si soyeux ! Elle ferma les yeux et ressentit alors l’envie d’embrasser le monde.

Nadja

09/05/2016